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Le silence !
Blayney était là, les yeux baissés sur l’homme qu’il avait considéré comme son prisonnier.
Gosseyn, ayant ainsi dévoilé sa ligne générale d’action – un objectif tellement essentiel que tout le reste, mots ou entreprises, ne ferait qu’en retarder l’aboutissement, se détendit et resta allongé en silence.
Ce fut le second des deux hommes en civil qui rompit le silence. De l’autre côté de la pièce, là où s’étaient tenus les gardes du corps, il dit d’une voix de baryton :
— Monsieur le président, ne devrions-nous pas nous éloigner de la zone de ce Distorseur ?
Blayney, qui avait eu l’air plutôt déconcerté, redevint menaçant.
— Je pense que nous avons besoin d’une solution plus radicale. (Il désigna Gosseyn du doigt.) Sortez-le d’ici.
Il plissa les yeux en regardant le prisonnier.
— Pas d’objection à cela ? demanda-t-il.
En dépit de sa position couchée, Gosseyn réussit à hausser les épaules.
— Je ne vois pas à quoi cela pourrait servir, dit-il. (Et il ajouta :) Je voulais seulement vous poser cette question sans avoir à craindre une réaction violente de votre part.
Il haussa de nouveau les épaules.
— Alors ?
Une fois de plus, ce fut le Civil Deux qui parla le premier en désignant les chaises vides.
— Et nos hommes ? Ne pourrait-il les… heu… ramener ?
Blayney, qui s’était à demi tourné vers lui, baissa de nouveau les yeux sur Gosseyn.
— Que leur est-il arrivé ?
— Ils ne sont pas morts. Mais, ils ne se trouvent probablement plus sur cette planète.
— J’ai essayé de deviner où pouvait être localisé ce Distorseur qui les a expédiés ailleurs. Il a fallu une belle mise au point pour laisser les chaises derrière.
Gosseyn se sentit vraiment rassuré par ces paroles. Car il devenait évident que Blayney ne savait rien des capacités de son cerveau second et croyait simplement qu’une machine habilement dissimulée était responsable de cette vilenie.
Il fallait le renforcer dans cette idée. Aussi commenta-t-il d’une voix détachée :
— Comme vous le savez peut-être, les relations interstellaires ont apporté à notre petite planète non seulement pas mal de dangers et de menaces, mais aussi quelques améliorations dans le domaine des sciences.
Le président de ce qui avait été autrefois les États-Unis d’Amérique, hocha la tête.
— C’est une bonne manière de présenter la chose.
Il semblait avoir accepté cette explication car, lorsqu’il parla de nouveau, c’était sur un ton plus personnel.
— Quant à votre question, laissez-moi vous répéter quelque chose que j’ai déjà dit. (Son sourire se fit ironique.) Avez-vous jamais entendu parler des réunions politiques ?
— Quel rapport y a-t-il ?
— Les échelons supérieurs d’un parti sont constitués par une bande d’initiés, expliqua Blayney d’un air condescendant, qui occupent tous des postes clefs. Ils sont à peu près huit cents et, avant les élections, ils se réunissent dans cette fameuse arrière-salle enfumée dont nous avons tous entendu parler et où l’on entend fuser les jurons et les injures. Chacun de ces hommes a, lui aussi, une pièce enfumée pleine d’environ deux cents partisans ; qui ont tous un boulot grâce au parti. Ceux d’en haut sont les bras droits du président et s’il fait quelque chose qui ne leur plaît pas, ils se mettent à hurler.
— Donnez-moi les noms des membres de cette bande et j’irai leur parler.
Si jamais un homme eut l’air stupéfait, ce fut Blayney en entendant ces mots.
— Leur parler ! Vous êtes complètement fou !
— Pas vraiment leur parler, précisa Gosseyn, lui aussi d’un ton condescendant. Ce qui m’intéresse, c’est de rétablir la Machine des Jeux. Je pourrais présenter cela comme une espèce de lieu pédagogique, ou un musée, ou mieux encore, une manière d’obtenir les voix de ces cinglés d’adeptes de la Sémantique générale – à moins que vous n’ayez une meilleure injure à me proposer qui pourrait convaincre vos grossiers partisans.
— Mais pourquoi voulez-vous voir ces gens ?
— Je ne m’occupe que des individus qui s’opposent au rétablissement de l’Institut de Sémantique générale et à celui, postérieur, de la Machine des Jeux.
— Mais qu’est-ce que vous pourriez leur faire ? (Son ton se fit pressant.) Les tuer ?
— Non. Juste m’en débarrasser, comme j’ai fait pour vos gardes du corps.
Un long silence. Finalement, à contrecœur, Blayney dit :
— Je suis obligé d’admettre que vous avez su installer un équipement joliment efficace pour escamoter les gens. Où les avez-vous envoyés ?
— J’ai ma petite idée là-dessus. Mais je pense qu’il vaut mieux que vous ne le sachiez pas.
Blayney avait dû faire un signe éloquent au Civil Un, car il s’approcha, détacha les jambes de Gosseyn et ouvrit les menottes. Gosseyn les ôta lui-même et les lui tendit.
En reculant, l’homme dit à son patron :
— Monsieur le président, puis-je poser une question à ce monsieur ?
Et il désigna Dan Lyttle.
— Pourquoi pas ?
Blayney haussa les épaules.
— Ce que vous avez dit au gamin, au sujet des postulats, c’est valable aussi pour les adultes ?
Un faible sourire éclaira le maigre visage de l’employé d’hôtel.
— C’est valable pour tout le monde. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— À vous écouter, j’ai pensé que j’avais peut-être quelques postulats dont je me passerais bien.
— Suivez un cours élémentaire de Sémantique générale, comme l’a fait votre… euh… patron. Regardez où cela l’a mené…
L’homme ne répondit pas, mais son regard absent révéla qu’il y pensait.
Quelques instants plus tard, il ouvrit poliment la porte pour le départ du président Blayney.
Lorsque Enin et lui tournèrent au coin de la rue, Gosseyn aperçut, pour la première fois avec les yeux de ce corps, l’Institut de Sémantique générale… ou plutôt ce qui en restait.
Il vit un bâtiment avec une façade rectangulaire qui, si l’on faisait abstraction de son aspect délabré, ressemblait à une banque ancien style. En se rapprochant, il comprit que cet état n’était pas seulement dû à l’usure mais à un saccage volontaire.
Il savait que les décorations de la façade avaient été arrachées, mais il vit que le ciment qu’elles dissimulaient auparavant avait été aussi endommagé.
Ils traversèrent la rue et se retrouvèrent devant l’entrée principale. Gosseyn appuya sur un bouton, au-dessous d’une plaque portant le mot « Gardien ». Il y avait là une entrée tout à fait ordinaire.
Deux minutes, au moins, s’écoulèrent. Puis la petite porte s’ouvrit et un homme d’âge mûr apparut sur le seuil.
Aucun signe de bienvenue, ni dans son regard ni dans son attitude. Cependant, après avoir lu l’autorisation officielle rédigée par Blayney, il s’effaça à contrecœur et montra du doigt un couloir faiblement éclairé et criblé de petits trous, qui avait dû être recouvert de marbre.
— Il y a une porte portant l’inscription « Interdit au public » (Il ajouta d’un air mécontent :) Je suppose que c’est là que vous voulez aller.
— Nous aurons besoin de deux clefs afin de ne pas vous déranger chaque fois que nous entrerons.
Tout en parlant, Gosseyn désigna du doigt la porte d’entrée. Puis autre chose lui revint à la mémoire.
— Je crois me souvenir qu’il y a une porte latérale. Il nous faudra aussi les clefs de celle-là.
— Ouais, bon, répondit le gardien d’un air maussade. (Puis, une idée prit forme dans son esprit.) Il va se passer quelque chose ici ? demanda-t-il.
— Énormément de choses, répliqua Gosseyn.
Mais il lança ce dernier commentaire par-dessus son épaule car Enin et lui s’enfonçaient déjà dans le large corridor.
Après avoir parcouru une trentaine de mètres, l’enfant dit :
— Ce type est un peu bizarre.
Gosseyn pensa en silence qu’effectivement le gardien avait étrangement rechigné. Peut-être que le poste de cet homme était une sinécure et qu’un surcroît d’activité l’obligerait enfin à mériter son salaire.
Il faudrait probablement le surveiller, bien qu’on puisse se demander ce qu’un tel personnage pourrait faire contre eux… à moins qu’il ne soit pas tout seul.
Gosseyn se surprit en train de sourire avec une ironie désabusée. Il se pouvait qu’il y ait des ennemis de la Sémantique générale quelque part dans l’ombre.
Mais ce n’était pas vraiment grave. Car la grande majorité des habitants de la Terre s’en désintéressaient totalement. Vénus ne les attirait absolument pas, car c’était un endroit où, au début, l’on ne pouvait compter que sur son travail.
C’étaient les masses populaires immuables de la Terre, sur lesquelles le passage des siècles n’avait laissé aucune marque essentielle… sauf qu’avec le développement des techniques, les gens appuyaient maintenant sur des boutons qui faisaient fonctionner les équipements de leurs foyers et leurs moyens de transport, à un niveau de complexité sous-jacente que l’individu moyen n’essayait même pas de comprendre.
Aussi, conclut mentalement Gosseyn tandis qu’Enin et lui arrivaient à la porte marquée « Interdit au public », s’il fallait surveiller le gardien, c’était pour une raison qui demeurait obscure. Et qu’il était impossible d’analyser à l’avance.